Empoisonner quelqu'un, avec beaucoup de discrétion...
Chacun comprend, à cause de cette heure tardive, que l'on glisse subrepticement du poison dans une tisane, le soir, au coucher de la personne. Le bouillon de onze heures a un parfum de crime parfait, perpétré sur la personne d'un vieillard, ou d'un malade, sous le couvert d'un médicament à administrer ; une simple infusion somnifère, mais qui, là, provoque le dernier sommeil.
La locution n'a pas varié de sens depuis sa création, laquelle remonte, selon toute apparence, vers le milieu du XVIIIe siècle. Elle est attestée en 1808, selon Wartburg, sous la forme élidée bouillon d'onze heures, et le dictionnaire de Napoléon Landais la définit ainsi en 1836 : « Figuré et familier, bouillon d'onze heures, potion empoisonnée. »
Le mystère, ici − mais il en faut toujours dans un assassinat ! − réside en ce onze heures, si étrangement précis... Car en réalité, la locution ne fait que continuer une tournure plus ancienne : donner le bouillon.
« On donne encore des médecines dans des bouillons. On dit aussi qu'on a donné le bouillon à quelqu'un pour dire qu'on l'a empoisonné », écrit Furetière (1690). Cette remarque est reprise mot pour mot par le Dictionnaire de Trévoux dans toutes les éditions jusqu'en 1771 : « n'est par conséquent qu'une variante de l'expression existante, un renforcement obscur, pour ainsi dire une queue stylistique ajoutée au bouillon. »
Les bouillons honnêtes étaient d'ailleurs presque tous déterminés : un bouillon d'eau, un bouillon de viande, un bouillon aux herbes, etc.
On distinguait même dans la pharmacopée de l'époque le bouillon pointu, autrement dit le fameux clystère − pointu par plaisanterie, à cause de la forme de la seringue qui servait à l'administrer.
Pourquoi donc précisément onze heures ? Sans doute s'agit-il là d'une fausse précision, destinée à obscurcir l'expression, à estomper ce que donner le bouillon avait probablement acquis de funeste.
Cette heure nocturne − on ne pense pas une seconde à onze heures du matin ! − a une résonance propice aux actions louches, dans les familles cuites de vieilles haines, ou dans de silencieuses auberges écartées. Minuit, heure du crime... Ces motivations secondaires ont assurément fait le succès de cette locution énigmatique, mais elles ne l'expliquent pas.
Selon Claude Duneton, la clé du mystère réside dans un simple jeu de mots : sur onze heures et la dernière heure. Faute de pouvoir étayer cette hypothèse sur des documents décisifs, Duneton l'appuie sur les remarques suivantes :
1/ la forme première, bouillon d'onze heures, reprise tout au long du XIXème siècle, indique que l'expression s'est créée à un moment où l'élision devant onze était encore l'usage normal, c'est-à-dire vers le milieu du XVIIIe siècle, ou un peu avant.
En 1771, le Trévoux enregistre une évolution en cours vers la forme moderne de onze : « Quoique ce mot commence par une voyelle, il arrive pourtant quelques fois, surtout lorsqu'il est question de dates, qu'on prononce et qu'on écrit l'article sans élision. De onze enfants qu'ils étaient, il en est morts dix. De vingt, il n'en reste que onze. »
2/ La première moitié du XVIIIe siècle est précisément une époque où les questions de l'heure étaient à l'ordre du jour dans les conversations, cela à cause de la propagation nouvelle des pendules, des montres à secondes (d'invention récente, comme la seconde minute elle-même). Cela sous l'impulsion des découvertes astronomiques et d'une recherche générale de précision dans la mesure du temps. On parlait en heures d'horloge, par opposition aux traditionnelles heures du soleil (et du cadran solaire, sur lequel elles variaient de longueur tout au long de l'année). L'habitude de découper les 24 heures officielles en deux fois 12, de minuit à midi, et de midi à minuit selon deux tours complets du cadran, passait enfin dans la vie quotidienne.
La dernière heure du jour officiel, dans cette perspective, devenait onze heures du soir − et non plus celle qui précède la nuit. Le jour mourait à 12 heures, minuit étant considéré comme la première heure du jour suivant. « Dans l'usage ordinaire, il commence à minuit, c'est le jour naturel, civil, et ecclésiastique » (Trévoux).
En l'absence de textes décisifs à cet égard, Duneton demeure donc convaincu que parmi les lazzi, rébus, et autres devinettes dont nos aïeux étaient friands, un bouillon d'onze heures est né du calembour : onze heures, la dernière heure.
Donner un bouillon d'onze heures, c'est donner un bouillon de la dernière heure − c'est-à-dire que la dernière heure arrivée pour l'infortuné qui le prend, quel que soit le moment du jour où il l'absorbe cette potion funeste.
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