Il s'agit véritablement ici d'une expression vedette, le mot de
passe non seulement des jouissances contemporaines, mais
de toute une génération lève-tabou, qui a vu son
épanouissement autour des événements de mai 68.
Il est assez remarquable que cette expression, de
construction après tout banale, qui a pris naissance dans le
milieu des voyous, ait circulé si longtemps — un demi-siècle
au moins — dans les profondeurs de l'argot et de la langue
verte des zonards pour exploser soudainement dans le
grand public et devenir le mot préféré de tout un chacun.
C'est sans doute qu'elle touchait brusquement un
archétype, en se remotivant dans l'inconscient collectif par
l'image du bébé heureux qui s'empare de son petit pied pour
le sucer, aussi bien que par celle de la femme, que relevait
déjà Aristophane dans Lysistrata, qui saisit son pied au moment de la
jouissance sexuelle.
Le mot pied, équivalent de fade, plus ancien et plus
fréquent, est bien établi dans l'argot du début du XIXe
siècle au sens de part de butin. C'est ainsi que Vidocq le
présente dans Les Voleurs, en 1836 : « Pied. Les tireurs
(voleurs à la tire) avaient autrefois l'habitude, en
partageant avec les Nonnes et les Coqueurs (des complices
spécialisés dans la manipulation des attroupements), de
retenir, sur la totalité du chopin (butin), 3 ou 4 francs par
louis d'or. Plusieurs tireurs qui existent encore à Paris, et
qui sont devenus sages, avaient l'habitude de prélever cette
dîme ».
Ce sens étroit paraît s'être développé dans la dernière
partie du siècle pour prendre la valeur de part, de compte,
de ration — toujours parallèlement à l'évolution de fade.
On trouve dès 1878 j'en ai mon pied, pour dire j'en
ai mon compte, j'en ai plus qu'assez, j'en ai ma ration,
j'en ai ma claque — en somme j'en ai marre !!!
C'est probablement au travers de ce sens de ration portée à
son comble, d'une femme qui prend sa ration, qui en a
pour son compte dans les ébats sexuels que prendre son
pied s'est installé d'abord dans la jouissance, puis, plus
généralement, dans l'idée d'un plaisir très vif.
En effet, ce mot sorti de l'ombre au début des années
20 est resté longtemps attaché au plaisir
exclusivement féminin.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la valeur non
sexuelle de l'expression, devenue la plus fréquente
aujourd'hui, est apparue dans l'usage à peu près en
même temps que sa valeur d'orgasme !
Ainsi, les deux sens, propre et figuré, ont-ils cheminé
de concert pendant plusieurs décennies dans des
cercles relativement restreints avant d'inonder le
champ des grands bonheurs publics.
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