Qu'on le veuille ou non, le verbe bouffer est devenu dans le langage familier quotidien le synonyme usuel de manger.
Il est en train de perdre totalement dans les jeunes générations le côté légèrement agressif qu'il avait conservé chez ceux qui l'employaient il y a quelques années avec une pointe de provocation. Il s'entend aujourd'hui de façon tout à fait naturelle, et ne choque plus grand monde.
En 1973, le film de Marco Ferreri, La Grande Bouffe (dialogues de Francis Blanche) a sans doute beaucoup aidé à cette banalisation du mot chez les adultes, alors que manger tend à devenir un terme plus général et en quelque sorte plus abstrait.
Bouffer supplante peu à peu dans l'usage courant des verbes tels que déjeuner, dîner, souper, peut-être aussi parce que les repas en question, outre qu'ils se réfèrent à une organisation familiale souvent mal supportée par les jeunes, ne se distinguent plus pour beaucoup de gens par un caractère bien défini, et n'ont plus un horaire très strict. On bouffe à n'importe quelle heure, c'est ça la liberté ! On bouffe n'importe quoi, aussi... On se fait même des petites bouffes, gentiment, entre soi, pour le plaisir.
Le mot a d'abord voulu dire, dès le XIIe siècle, souffler en gonflant les joues. De là son développement d'une part en gonfler - un tissu bouffant ou un visage bouffi - d'autre part en expression de la colère ou de la mauvaise humeur, sens que son homologue occitan bufar (souffler) a toujours conservé : parce qu'un homme contrarié souffle bruyamment, comme un taureau prêt à charger.
Le sens de manger gloutonnement est attesté indirectement dès le XVIe siècle par bouffeur et plus tard par bouffard (Bloch & Wartburg), ce qui rend inexacte la remarque de Littré : « Le langage populaire confond bouffer avec bâfrer. » Il ne confond rien, mais il est possible qu'il y ait eu à l'origine une attraction entre les deux mots, la forme ancienne de bâfrer étant baufrer. « Et après, grande chère à force vinaigre. Au diable l'ung, qui se faignoit ! C'estoit triumphe de les veoir bauffrer », Rabelais
Cela dit, la constatation de Littré doit avoir du vrai pour le passage de souffler à manger gloutonnement : « Il bouffe bien ; sans doute à cause de la rondeur des joueurs, quand la bouche est pleine. Mais ce n'en est pas moins une locution rejetée par le bon usage », ajoutait-il prudemment.
Les usages changent. Bouffer, manger ? Peu importe ! Manger vient lui-même d'une plaisanterie en latin : manducare qui voulait dire jouer des mandibules. L'essentiel, n'est-ce pas, est d'avoir quelque chose à se mettre sous la dent !